« L’agriculture traditionnelle africaine ne nourrit pas les villes »

Article de L’Echo – 08/05/2016 – Michel Lauwers – Lien vers l’articleArticle dans son format PDF

A la tête de 200.000 hectares de plantations, Luc Boedt, CEO de Socfin, défend sa politique agricole en Afrique, souvent critiquée par des ONG.

Le groupe de plantation belgo-grand-ducal Socfin est régulièrement critiqué par des organisations non gouvernementales en raison de sa politique agricole en Afrique, accusé tantôt d’accaparer les terres des petits paysans, tantôt de favoriser la déforestation. À l’occasion d’un reportage dans sa plantation de Mapangu, au Congo, nous avons pourtant observé une situation inverse: forêt protégée, paysans stimulés. Luc Boedt, le CEO de Socfin, nous aide à démêler l’imbroglio.

Deux modèles de développement s’opposent en Afrique: l’agrobusiness, tel que le pratique Socfin, et l’agriculture familiale, comme nombre d’ONG la prônent. Lequel est le moteur le plus efficace?
Les organismes de développement belges ou européens accordent une grande importance au développement de fermes familiales en Afrique. Ce faisant, ils copient un modèle européen. Sur le Vieux Continent, l’agro-industrie se situe plutôt en aval, tandis que les fermes sont effectivement aux mains de familles. Idéalement, on devrait retrouver ce modèle ailleurs aussi. Mais pour y arriver, il faut, primo, un cadastre bien établi, ce qui n’existe pas en tant que tel en Afrique où les limites des fermes et des terres ne sont jamais vraiment déterminées, et il faut, deuzio, que les fermiers soient détenteurs de la formation ou d’une expérience probante, ce qui n’est pas toujours le cas non plus. Deux raisons à cela: l’accès à l’éducation y est difficile pour une large majorité de la population et l’offre de formation aux techniques agricoles y est très faible. L’agriculture y reste dès lors traditionnelle et se résume à « abattre et brûler », autrement dit pratiquer la culture sur brûlis. Or l’Afrique fait face à une explosion démographique qui engendre de grandes agglomérations qu’il faut approvisionner. Un système de fermes familiales permettant de nourrir chaque famille exploitante, mais guère plus, ne suffit pas pour subvenir aux besoins de ces pays: ces fermes ne produisent pas de surplus, et même si elles y parvenaient, rien n’est organisé pour que cette production soit acheminée jusqu’aux villes. Il y a un énorme fossé entre l’idée que l’agriculture familiale va résoudre le problème et la réalité sur le terrain. Et comme le continent enregistre une croissance démographique galopante, deux voies s’ouvrent à eux: soit occuper davantage de terrains pour étendre la culture sur brûlis, ce qu’ils sont en train de faire et ce qui est une cause importante de déforestation, soit intensifier l’agriculture par l’application de techniques modernes, ce qui nécessite un gros effort de formation et un besoin de financement pour permettre le développement des compétences locales.

Un exemple concret?
Prenons le cas du Sierra Leone, où, comme dans d’autre pays de cette sous-région, sévit une pénurie alimentaire. Nous y produisons de l’huile végétale, dont le pays manque cruellement, au point qu’elle y est importée d’Asie. En modernisant l’agriculture, en y injectant des capitaux et en y formant les gens, nous sommes parvenus à produire, sur une zone limitée (12.500 hectares), 50% des besoins en huile végétale de l’ensemble du pays! On parle de dualité entre agrobusiness et fermes familiales, mais en réalité les deux devraient aller de pair, ces modèles sont complémentaires et interdépendants. Nous agissons comme vecteur pour moderniser les plantations. Les planteurs villageois qui travaillent dans nos plantations de palmiers à huile ou d’hévéas bénéficient de formations et de microcrédits, obtenus auprès de banques de développement européennes, pour exploiter leurs plantations. Ils y atteignent aujourd’hui une productivité qui est quasi identique aux plantations agro-industrielles, alors qu’auparavant, elle n’en représentait parfois qu’un dixième.

Il faut aussi que la logistique suive…
L’agro-industrie met en place ses circuits logistiques. Ce qui profite à ce jour à près de 100.000 planteurs villageois en Afrique. En Indonésie et en Extrême-Orient, la situation est différente. Ces régions sont beaucoup plus évoluées et ont plusieurs générations d’avance.

En Afrique, ces 100.000 planteurs exploitent-ils leurs potagers?
En général, ils disposent de blocs de 4 ou 5 hectares. Dans le cadre d’un partenariat avec nos plantations, nous leur fournissons du matériel végétal sélectionné, les produits phytosanitaires et un crédit suffisant pour survivre pendant la période immature de leur plantation. Dès l’entrée en production, nous leur achetons ce qu’ils nous livrent. Les prix sont fixés mensuellement et d’une manière transparente avec l’ensemble de la filière, en fonction du marché mondial: quand malheureusement les cours descendent, nous en souffrons tous. On fixe les prix tous les mois. Ces partenariats font vivre énormément de familles: avec quatre hectares cultivés de manière moderne, ils obtiennent un revenu de 500 à 1.000 euros par mois, ce qui représente un pouvoir d’achat élevé dans ces régions.

Au Congo, vous collaborez surtout avec des ONG allemandes, pas avec des belges. Cela dénote-t-il une différence d’approche ou d’attitude entre ces ONG?
Les ONG allemandes sont très pragmatiques, elles se concentrent sur les actions de terrain: formation et construction, contrairement à d’autres ONG qui se concentrent sur la sensibilisation des populations. Il est nécessaire de réaliser un vrai développement. C’est ce dont les gens ont besoin: de l’eau, de l’électricité, des écoles, des centres de santé. Si la majorité des actions européennes se concentraient sur ces projets concrets, on serait déjà beaucoup plus loin. La plupart des villageois n’ont même pas cela aujourd’hui. Et bien que nous soyons un acteur de développement important, nous nous faisons critiquer…

Un exemple concret de réalisations faites par des ONG et par Socfin?
En Sierra Leone, une ONG a été présente sept ans durant dans la zone où nous opérons: elle y a créé cinquante hectares. Nous, outre les 12.500 hectares de palmiers à huile que nous y exploitons pour nourrir la population locale, nous y avons créé près de 2.000 hectares de plantations de riz pour les villageois de toute la région. En quatre ans et sans subventions ni aide d’Etat.

Pourquoi Socfin se fait-elle tellement attaquer sur la place publique? Notamment pour déforestation au Congo, alors que vous y préservez la forêt voisine de la plantation de Mapangu?
Il y a plusieurs raisons à cela, je crois. Un, nous sommes devenus relativement importants dans ce monde, on approche des 200.000 hectares, ce n’est pas une petite affaire. Et vous connaissez le proverbe: « Les arbres les plus hauts captent le plus de vent« … Deux, il y a la constitution de notre actionnariat, dans lequel est présent Vincent Bolloré (38%), ce qui attire l’attention des ONG. Pour diverses raisons internes à la France, des gens lui en veulent dans ce pays, alors que c’est un homme qui fait seulement du développement. C’est évidemment un homme d’affaires, mais il a tout de même construit des infrastructures gigantesques dans tous les ports d’Afrique de l’Ouest, il a beaucoup contribué au déploiement des réseaux routiers et ferroviaires à travers le continent, ce qui fait vivre son économie. Cela suscite apparemment aussi une certaine jalousie de la part de certaines personnes.

Avez-vous assez communiqué sur vos réalisations?
Peut-être avons-nous commis une erreur en ne communiquant pas sur ce que nous faisions et la façon dont nous le faisions: le développement d’une plantation est toujours accompagné de la construction d’écoles, d’hôpitaux et de zones de préservation de la biodiversité. Du coup, pour certains, si nous ne nous vantons pas de nos réalisations, c’est qu’on ne fait rien. On aurait peut-être dû publier un communiqué sur notre politique de biodiversité au Congo. On avait décidé d’y replanter une ancienne plantation. Or pour en maintenir la rentabilité, il faut sauvegarder la forêt qui la jouxte. On l’a fait dès le début, pas un arbre n’a été touché, et malgré cela, d’aucuns ont affirmé que Socfin avait un gros souci avec la biodiversité au Congo!

En revanche vous avez le soutien de l’IFC, la filiale de financement de la Banque mondiale. Cela certifie en quelque sorte votre action…
De fait, et les observateurs qui le souhaitent sont les bienvenus sur place. Ce qui me choque dans cette affaire de biodiversité, c’est que Greenpeace est venu nous voir. Ils nous ont dit soutenir une politique de « zéro déforestation ». Nous avons discuté et je leur ai montré, photos satellites à l’appui, ce que nous faisions pour préserver la forêt. Deux possibilités de réaction s’ouvraient alors à eux: soit ils convenaient que notre société prenait soin de la forêt et veillait à la conserver, soit ils en concluaient que s’il y avait tant de forêts dans nos concessions, nous devenions une menace pour elles car nous pourrions les abattre à l’avenir. Ils ont opté pour la seconde réaction… Une question d’interprétation: on a bien fait de protéger la forêt, mais du fait qu’on l’a protégée on se fait critiquer parce que potentiellement on risque d’y toucher un jour! Du coup, je me dis qu’on aurait dû communiquer à ce sujet voici des années.

À l’avenir, allez-vous communiquer?
Oui, sinon les gens se concentrent sur ce qu’ils entendent de négatif. Et personne n’a jamais entendu parler de nos réalisations sociales: par exemple la construction de l’hôpital à Mapangu, au Congo, qui draine des patients sur plus de 100 km autour de la plantation. Nous avons aussi joué un rôle important dans la lutte contre l’épidémie d’Ebola au Sierra Leone et au Liberia. Et personne n’a communiqué sur notre hôpital, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, qui avait organisé la lutte contre le sida en commençant à distribuer les premiers médicaments dans les années 90.

Depuis 2007 vous avez investi une centaine de millions dans la plantation congolaise de Mapangu, sans dégager jusqu’ici de rentabilité. Ce projet va-t-il devenir un jour rentable?
Nous avons investi là-bas pour deux raisons. Un, parce que c’était une plantation existante et qu’il est plus facile d’en réactiver une que de partir de zéro. Deux, parce que le Congo importe énormément d’huile végétale et que ce n’est pas durable pour l’économie nationale. Il faut nourrir cette vaste agglomération de Kinshasa, plus une série de grandes villes à l’intérieur du pays. Et aujourd’hui, la population congolaise paie deux fois plus cher que l’Européen pour acheter son huile au détail. Il y a donc un rôle à jouer pour nous: on investit sur du très long terme, cet énorme pays en a besoin et notre production est destinée au marché local.

Quant à la rentabilité, il faut relativiser: aujourd’hui, les cours mondiaux sont très bas, ce qui nous empêche de dégager une rentabilité, mais les prix remonteront. On ne peut pas rentabiliser une plantation à court terme…

Vous avez aussi été dans le collimateur des médias en raison du procès intenté contre votre président Hubert Fabri et Socfinco, accusés d’évasion fiscale et de blanchiment. Même s’ils ont été acquittés, cela a terni l’image de Socfin dans le public…
Oui, mais que peut-on faire contre cela? Il est regrettable que cette histoire soit arrivée, parce que ce n’est pas la vérité, ce qui a été démontré pendant le procès.

Socfin est actif dans l’hévéa et l’huile de palme, mais le groupe ne va-t-il pas se diversifier vers d’autres cultures à l’avenir?
Dès que les cours auront augmenté quelque peu, nous souhaitons davantage nous développer dans le cacao.

Etes-vous déjà actif dans le cacao?
Nous avons de l’expérience. Nous menons plusieurs petits essais à Sao Tomé, en Côte d’Ivoire et au Ghana. À terme, cela va « décanter » dans une opération plus importante.

Ce sera pour quand?
Dès que les cours de nos autres matières premières seront plus élevés. Le groupe a réalisé un grand développement ces dernières années: il faut structurer et digérer tout ce qu’on a investi. On a encore deux ou trois années pour mettre en production tout ce qu’on a planté ces dernières années et le structurer. Quand ce sera fait, on avancera sur le cacao.